Il leur fallut une semaine pour se familiariser avec les habitudes alimentaires du sapeur sikh qui rôdait autour de la villa. Vers 12 h 30, où qu’il se trouvât, sur la colline ou dans le village, il rentrait pour se joindre à Hana et Caravaggio. Il tirait de son sac en bandoulière le mouchoir bleu, roulé en une petite boule, et l’étalait sur la table, à côté de leur repas. C’étaient ses oignons et ses herbes, que Caravaggio le soupçonnait de chiper dans le jardin des Franciscains lorsqu’il allait le déminer. Il pelait les oignons avec le couteau dont il se servait pour dépouiller le fil d’un détonateur de son revêtement de caoutchouc. Puis il y avait les fruits. D’après Caravaggio, il n’avait pas pris un seul repas dans une cantine de l’armée depuis le débarquement.

En fait, on le trouvait toujours en train de faire sagement la queue, au point du jour, son quart à la main, attendant le thé anglais dont il raffolait et auquel il rajoutait du lait condensé provenant de ses provisions personnelles. Il le buvait lentement, debout, au soleil, afin d’observer le lent mouvement des troupes qui, si elles étaient sédentaires ce jour-là, jouaient déjà à la canasta à neuf heures du matin.

L’aube se levait, et, sous les arbres en triste état des jardins de la villa Girolamo à moitié détruits par les bombes, il humectait sa bouche avec une gorgée d’eau de son bidon. Il versa de la poudre dentifrice sur sa brosse et se lança dans une séance de dix minutes de brossage nonchalant, en contemplant la vallée encore embrumée, plus curieux qu’intimidé par la vue au-dessus de laquelle le hasard l’avait conduit. Dès l’enfance, se brosser les dents avait toujours été pour lui une activité de plein air.

Le paysage était une chose temporaire, impermanente. Il se contentait d’enregistrer la possibilité d’une averse, une certaine odeur émanant d’un buisson. Comme si son esprit, même au repos, était un radar, et que ses yeux fussent capables de repérer la chorégraphie des objets inanimés dans un rayon de trois cents mètres, c’est-à-dire à la portée d’une arme légère. Il étudia les deux oignons qu’il avait déterrés avec précaution, sachant que les potagers, eux aussi, avaient été minés par les armées battant en retraite.

Pendant le déjeuner, Caravaggio jeta un regard avunculaire sur les objets que contenait le mouchoir bleu. Sans doute existait-il quelque rare animal qui se nourrissait des mêmes aliments que le jeune soldat acheminait vers sa bouche à l’aide des doigts de sa main droite, pensa Caravaggio. Il ne se servait d’un couteau que pour peler l’oignon ou trancher le fruit.

 

Les deux hommes descendirent en carriole dans la vallée pour y chercher un sac de farine. Le soldat devait aussi remettre des cartes des zones déminées au quartier général installé à San Domenico. Intimidés à l’idée de se poser des questions qui les concernaient l’un et l’autre, ils parlèrent de Hana. Ce n’est qu’au bout d’une longue série de questions que le vieil homme admit l’avoir connue avant la guerre...

« Au Canada ?

— Oui, c’est là que j’ai fait sa connaissance. »

Ils virent de nombreux bûchers sur les bas-côtés de la route, Caravaggio mit ce spectacle à profit pour distraire l’attention du jeune homme. Le surnom du sapeur était Kip. « Allez chercher Kip. » « Voilà Kip. » Ce nom qui lui avait été dévolu dans de curieuses circonstances en Angleterre. Apercevant une tache de graisse sur son premier rapport, l’officier s’était exclamé : « Qu’est-ce que c’est que ça ? De la graisse de kipper ? » Tout le monde avait ri. Quant à lui, il n’avait aucune idée de ce qu’était un kipper. C’est ainsi que le jeune Sikh avait été métamorphosé en poisson salé anglais. En une semaine, son vrai nom, Kirpal Singh, avait été oublié. Peu lui importait. Lord Suffolk et son équipe de démolition l’appelaient Kip ; il préférait cela à l’habitude anglaise consistant à appeler les gens par leur nom de famille.

 

Cet été-là, le patient anglais porta un appareil de correction auditive. Cela lui permettait de suivre ce qui se passait à la maison. La coquille d’ambre fixée dans son oreille lui transmettait les bruits familiers, la chaise raclant le plancher du couloir, le bruit sec des pattes du chien à l’extérieur de sa chambre. Pour peu qu’il augmentât le volume, il pouvait entendre la respiration de l’animal ou le sapeur qui braillait quelque chose sur la terrasse. Quelques jours avaient suffi au patient anglais pour se rendre compte de l’arrivée et de la présence dans la maison du jeune soldat anglais, même si Hana veillait à les tenir séparés, sachant qu’ils ne s’apprécieraient probablement pas.

Pourtant, un jour, elle pénétra dans la chambre de l’Anglais et y trouva le sapeur. Il se tenait au pied du lit, les bras pendant par-dessus la carabine en travers de ses épaules. Elle n’aimait pas cette façon désinvolte de tenir un fusil ou de pivoter nonchalamment vers l’entrée comme si son corps était un essieu, comme si l’arme était rivée à ses épaules, à ses bras et à ses petits poignets bruns.

L’Anglais se tourna vers elle. « Nous nous entendons à merveille ! » dit-il.

Elle était agacée que le Sikh ait pénétré avec autant de sans-gêne dans ce domaine, lui échappant, comme s’il possédait le don d’ubiquité. Averti par Caravaggio que l’Anglais s’y connaissait en armes, Kip l’avait entraîné dans une discussion sur le repérage des bombes. Il était allé le trouver dans sa chambre pour découvrir en lui une source intarissable de renseignements sur l’armement des Alliés et de l’ennemi. Non seulement l’Anglais connaissait les absurdes détonateurs italiens, mais il savait par cœur la topographie détaillée de la région. Très vite, ils se mirent à comparer différents schémas de montage d’explosifs, et à faire la théorie de chaque procédé.

« Il semble que les détonateurs italiens soient placés verticalement. Et pas toujours dans la queue.

— Disons que cela dépend. Ceux qui ont été fabriqués à Naples sont comme ça, mais à Rome, les usines suivent le système allemand. Que voulez-vous, Naples date du XVsiècle…  »

Il fallait écouter le patient se perdre en conjectures, et il n’était pas dans les habitudes du jeune soldat de rester sagement dans son coin, sans rien dire. Il s’impatientait et ne cessait d’interrompre les pauses et silences que l’Anglais s’octroyait pour activer le cours de ses pensées. Le soldat roulait la tête en arrière et fixait le plafond.

« Il faudrait fabriquer un brancard, plaisanta le sapeur, en se tournant vers Hana qui entrait. Et le promener dans la maison. » Elle les regarda tous les deux, haussa les épaules et sortit de la pièce.

Caravaggio la croisa dans le couloir, elle souriait. Ils restèrent derrière la porte à écouter ce qui se disait dans la chambre.

Est-ce que je vous ai parlé de la façon dont je conçois l’homme virgilien, Kip ? Permettez-moi...

Votre appareil acoustique est branché ?

Comment ?

Branchez-le !

« Je crois qu’il s’est fait un ami », dit-elle à Caravaggio.

 

Elle sortit au soleil, dans la cour. À midi, les robinets remplissaient la fontaine de la villa, et pendant une vingtaine de minutes, l’eau jaillissait. Elle se déchaussa, grimpa dans la grande vasque et attendit.

À cette heure-ci, l’odeur des foins était partout. Les mouches bleues titubaient dans les airs, se cognaient contre les hommes nus battaient en retraite, indifférentes. Elle repéra l’endroit où les araignées d’eau avaient fait leur nid, sous la vasque supérieure de la fontaine, dont l’avancée ombrait son visage. Elle aimait s’asseoir dans ce berceau de pierre. Elle aimait cette odeur d’air caché, frais et sombre, qui sortait du tuyau encore vide, à côté d’elle, comme l’air d’une cave que l’on vient de rouvrir à la fin du printemps contraste avec la chaleur extérieure. Elle épousseta ses bras, lissa ses pieds fripés par ses chaussures et s’étira.

Trop d’hommes à la maison. Elle appuie sa bouche contre le nu de son épaule. Elle hume sa peau, elle en hume l’intimité. Une saveur, un arôme à soi. Elle se rappelle avoir découvert ça à un moment de son adolescence. Elle se souvient de l’endroit plutôt que du moment, semble-t-il. Elle se revoit embrasser son avant-bras pour s’entraîner au baiser, renifler son poignet, poser sa tête sur sa cuisse. Respirer dans le creux de ses mains fermées en coupe pour que son haleine reflue vers les narines. Elle frotte ses pieds blancs et nus contre le revêtement moucheté de la fontaine. Le sapeur lui a parlé des statues sur lesquelles il est tombé en faisant la guerre. De sa nuit auprès de l’une d’elles, un ange en affliction, moitié mâle, moitié femelle, et qu’il avait trouvé beau. Il s’était allongé en regardant ce corps et, pour la première fois depuis deux ans, il s’était senti en paix.

Elle renifle la pierre, fraîche comme l’odeur d’un papillon de nuit.

Son père a-t-il lutté contre la mort, ou bien a-t-il eu une fin paisible ? Reposait-il aussi noblement sur son lit que le patient anglais repose sur son matelas ? Est-ce une étrangère qui l’a soigné ? Il est plus facile de s’ouvrir à ses propres émotions avec un homme qui n’est pas de votre sang. Comme si, en tombant dans les bras d’un étranger, on découvrait le miroir de son choix. À la différence du sapeur, son père n’était jamais vraiment à l’aise dans le monde. Timide, il ne pouvait s’exprimer sans perdre en route quelques syllabes. Dans chaque phrase de Patrick, il manquait deux ou trois mots essentiels, se lamentait sa mère. Hana aimait cela ; chez lui, pas la moindre trace d’esprit féodal.

Son côté indécis, incertain le dotait d’un charme hésitant,. Il n’était pas comme tout le monde. Le patient anglais lui-même avait cet air qu’elle nommait féodal. Mais son père, ce spectre affamé, aimait que ses proches eussent de l’assurance, et qu’ils le manifestent.

Était-il allé vers sa mort avec l’impression d’être là par accident ? S’était-il révolté ? C’était l’homme le moins violent qu’elle connût ; il détestait les disputes, il sortait simplement de la pièce si quelqu’un disait du mal de Roosevelt, de Tim Buck ou vantait les mérites de tel ou tel maire de Toronto. Il n’avait jamais entrepris de convertir qui que ce fût, se contentant d’apaiser ou de célébrer les événements qui survenaient autour de lui. « Le roman est un miroir que l’on promène le long du chemin[1]. » Elle avait lu cela dans un livre que lui avait conseillé le patient anglais, et c’est ainsi qu’elle revoyait son père, chaque fois qu’elle repensait aux bons moments. Elle le revoyait arrêtant sa voiture à minuit, sous un pont de Toronto, au nord de Pottery Road ; là, disait-il, à la nuit tombée, étourneaux et pigeons s’installaient inconfortablement et sans enthousiasme, partageant les poutres pour y passer la nuit. Ils s’étaient donc arrêtés là, un soir d’été, la tête penchée par-dessus la vitre, tendant l’oreille vers ce tapage mêlé de pépiements endormis.

On m’a dit qu’il était mort dans un colombier, dit Caravaggio.

 

Son père chérissait une ville de son invention, une ville dont son ami et lui auraient peint les rues, les murs et les bordures. Il ne sortait pour ainsi dire jamais de cet univers. Elle se rendit compte que ce qu’elle savait du monde réel, elle l’avait appris seule ou de Caravaggio. Ou encore, à l’époque où elles habitaient ensemble, de Clara, sa belle-mère. Clara, qui, jadis, avait été actrice. Clara qui savait se faire entendre, et avait donné libre cours à sa rage en les voyant tous partir à la guerre. Pendant sa dernière année en Italie, elle avait gardé sur elle les lettres de Clara. Des lettres qu’elle savait écrites sur un rocher rose, sur une île de la baie de Géorgie. Des lettres écrites, elle le savait, dans un carnet dont la brise marine cornait les pages, jusqu’à ce qu’elle se décide à les arracher afin de les glisser dans une enveloppe destinée à Hana. Elle les conservait dans sa valise, chacune contenait un éclat de roche rose, et ce vent. Mais elle n’y avait jamais répondu. Clara lui manquait cruellement, mais elle se sentait incapable de lui répondre, après tout ce qui lui était arrivé. Elle ne pouvait supporter de parler de la mort de Patrick, d’en accepter l’évidence.

À présent, sur ce continent, la guerre avait plié bagage, laissant derrière elle ces couvents, ces églises brièvement convertis en hôpitaux, désormais isolés, coupés de tout dans les collines de Toscane et d’Ombrie. Ils abritaient des restes de bandes armées, petites moraines abandonnées par un vaste glacier. Autour d’eux, maintenant, s’étendait la forêt sacrée.

Elle rentra les pieds sous sa blouse en tissu léger, posa ses bras à plat sur ses cuisses. Tout était calme. Elle entendit le bouillonnement sourd, familier, inlassable, dans le tuyau de la colonne centrale de la fontaine. Puis ce fut le silence, et soudain, un craquement : l’eau jaillit autour d’elle.

Le patient anglais: L'homme flambé
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